Meyerhold, le réel et la poésie

Comédien et metteur en scène russe né en 1874, Meyerhold est l’un des grands théoriciens du théâtre, et l’un des fondateurs d’une réflexion sur le lien entre représentation et réalité qui nourrit encore la dramaturgie contemporaine. D’abord lié au théâtre d’art et à Stanislawski, il s’en éloigne lorsque ce dernier concentre sa recherche sur une forme de réalisme, de recherche de la vérité dans le jeu. Meyerhold, lui , s’attache à souligner la dimension poétique de la représentation, la part d’imaginaire et de rêve qui, au-delà du “vrai”, fait aussi l’art du théâtre.
Véronique Sternberg
Maître de conférences en littérature & théâtre

Le maquillage des acteurs est toujours extrêmement caractéristique. Ce sont des visages vivants, copies exactes de ceux que nous rencontrons chaque jour. De toute évidence, le théâtre naturaliste voit dans le visage le principal moyen d’expression de l’acteur, et néglige tous les autres. Il ignore les charmes de la plastique et n’oblige pas ses acteurs à un entraînement corporel. Lorsqu’il crée une école, il oublie que la culture physique devrait y être la principale matière d’enseignement ; lorsqu’il rêve de porter sur la scène Antigone et Jules César, il oublie que la musique de ces pièces les classe dans un théâtre d’un autre genre. En fin de compte, la mémoire retient les grimes parfaits, mais jamais d’attitudes ni de mouvements rythmiques.

Le théâtre naturaliste demande à l’acteur une expression nette, parachevée, précise ; il n’admet pas un jeu allusif, volontairement imprécis. C’est pourquoi, le plus souvent, cet acteur en fait trop. Or, en interprétant un personnage, il n’est nullement besoin d’en préciser rigoureusement les contours pour rendre la figure claire. Le spectateur possède la faculté de compléter l’allusion par sa propre imagination. Beaucoup sont justement attirés au théâtre par son mystère et le désir de pénétrer celui-ci. Le théâtre naturaliste semble refuser au public ce pouvoir de rêver et de compléter qu’il exerce en écoutant la musique.

A ce propos, je citerai (d’après mes notes) une conversation de Tchékhov avec les acteurs. Il assistait pour la deuxième fois aux répétitions de La Mouette (le 11 septembre 1898) au Théâtre d’Art de Moscou, et un des artistes lui raconta qu’on entendrait coasser les grenouilles, striduler les grillons, aboyer les chiens.
– Pourquoi faire ? demanda Tchékhov, mécontent.
– Mais ça fait réel, répondit l’acteur.
– Réel, répéta Anton Pavlovitch en ricanant.
Et, après un silence, il ajouta :
– La scène, c’est de l’art. Prenez un bon portrait, découpez-lui le nez et introduisez dans le trou un vrai nez. Ça fera “réel”, mais le tableau sera gâché […].

Vsévolod Meyerhold, Les Techniques et l’histoire, 1907,
traduction Nina Gourfinkel,

cité dans Odette ASLAN, L’Art du théâtre, Seghers, 1963, p. 541