“La Bérénice de Racine”, comme l’appellent les historiens du théâtre par opposition à celle de Corneille (Tite et Bérénice), symbolise le triomphe du classicisme. D’abord parce que les deux auteurs créent leur pièce la même année, et que Racine l’emporte largement en termes de succès, auprès du public comme des critiques du temps ; mais aussi parce qu’elle est l’illustration la plus pure du “style sublime” et du théâtre “régulier”, selon les termes de l’époque.
Le classicisme est une esthétique de l’épure, de la simplicité magnifiée. Il prône donc la clarté d’une intrigue simple, tenant en 24 heures et en un seul lieu (ce sont les fameuses unités de temps, de lieu et d’action) ; et un style adapté à la nature du sujet : pour la tragédie, ce sera donc la grandeur sublime, toute en intensité retenue, sans débordements et emphase inutiles. Des codes de composition et d’écriture auxquels Corneille a bien du mal à se plier, lui qui est d’une génération ancienne (né en 1601) et aime avant tout l’extraordinaire, les péripéties renversantes, la grandeur presque surhumaine du héros, l’éclat non retenu de tirades interminables : en un mot, tous les charmes de l’esthétique baroque… Racine au contraire se coule avec aisance dans cette esthétique de la simplicité qui appartient à sa génération : celle des auteurs nés entre 1620 et 1640 (il est né en 1639, Molière en 1621, de La Fontaine en 1622).
La victoire contre le “vieux Corneille” était donc prévisible. Pour autant, Racine ne choisit pas la facilité avec Bérénice, puisqu’il choisit d’écrire une tragédie… sans tragique. Du moins, sans les ingrédients habituels de la recette : mort du héros et des personnages sympathiques, déchaînement des passions, violence des déchirements familiaux. Le plus triste dans la pièce est que les amoureux renoncent à se marier, au nom de la grandeur de l’Empire romain et du devoir politique. Belle fin pour un mélo ; un peu juste pour une tragédie… Racine a pleinement conscience de son audace, et défend avec fierté sa pièce en forme d’expérience limite, dans une préface, devenue l’un des textes théoriques les plus célèbres de l’histoire du théâtre.
Véronique Sternberg
Maître de conférences en littérature & théâtre
Préface de Bérénice, 1670
Titus reginam Berenicem cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab urbe dimisit invitus invitam.
C’est à dire que “Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire”.
Cette action est très fameuse dans l’histoire; et je l’ai trouvée très propre pour le théâtre, par la violence des passions qu’elle y pouvait exciter. En effet nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poètes que la séparation d’Enée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d’un poème héroïque, où l’action l’action dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d’une tragédie, dont la durée ne doit ne doit être que de quelques heures ?
Il est vrai que je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Enée, elle n’est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie. A cela près, le dernier adieu qu’elle dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer n’est pas le moins tragique de la pièce; et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le cœur des spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter. Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans la tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.
Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet; mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens. Car c’est un des premiers préceptes qu’ils nous ont laissés : “Que ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne soit qu’un.”
[…]
Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la fantaisie de ceux qui l’ont faite : il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie, et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. Je suis bien éloigné de croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première.
Jean Racine, Bérénice, Préface