Le misanthrope ou l’art délicat de la civilité

Il existe un moment d’exception dans la carrière de Molière : celui qui correspond à l’écriture successive du Tartuffe (1664), de Dom Juan (1665) et du Misanthrope (1666). Trois années, trois pièces avec lesquelles il porte au plus haut l’ambition du genre comique. Sans renoncer à divertir, la comédie de Molière interroge désormais avec une audace et une acuité intellectuelle fascinantes de grandes questions  philosophiques, politiques et morales : la place du religieux dans la société civile avec Le Tartuffe, la foi vs le rationalisme dans Dom Juan, la sincérité et le jeu social dans Le Misanthrope.

Les deux extraits qui suivent illustrent le cœur du débat entre Alceste, le misanthrope (« l’ennemi du genre humain »), et son ami Philinte, très à l’aise avec les codes mondains. Alceste rejette viscéralement la société de son temps, qu’il juge totalement corrompue par l’hypocrisie et le règne du paraître.

Une idée qui n’est pas fausse, surtout dans l’espace très particulier de la cour, où chacun recherche les faveurs du roi ; mais qui mérite quelques nuances. Dans la société « polie » du XVIIe siècle, celle qui réunit gens de cour et bourgeois lettrés tenant salon en ville, la grande affaire est d’être agréable à autrui, et de construire tout son personnage social sur le fondement de la mesure, de l’équilibre : ni trop savant ni trop ignare, ni trop brusque ni trop sinueux, ni trop paré ni trop négligé… Le grand art est de savoir tenir cet équilibre et d’être constamment agréable à autrui, et principalement au groupe.

On l’aura compris, cet idéal de l »honnête homme », bien qu’abondamment décrit dans les traités de savoir-vivre du temps, n’est pas aisé à mettre en oeuvre, et Molière n’a eu aucun mal à trouver dans la société de son temps des contre-exemples et des caricatures (Cathos et Magdelon, dans Les Précieuses ridicules, font déjà les frais, en 1659, de son regard acéré sur une recherche de raffinement parfois moyennement aboutie…).

Pourtant, Molière ne se contente pas de ce point de vue critique, et on aurait tort de croire que les paroles d’Alceste sont les siennes. Il place le personnage dans une impasse sociale et affective, fruit de son intransigeance et de son caractère excessif (Alceste est un « atrabilaire », c’est-à-dire un mélancolique et un colérique) ; et en même temps, il lui prête des tirades extrêmement fortes et émouvantes, dans lesquelles on ne peut que s’indigner avec lui de la méchanceté d’une société cruelle et factice. A l’inverse, le doux et très adaptable Philinte, sans être un « caméléon de cour », se prête avec une aisance parfois agaçante à toutes les contorsions du jeu social. Il écoute sans broncher des discours plats ou médisants, alors même que son caractère ne le porte pas à ces bassesses ; il condamne la méchanceté en son for intérieur, mais sourit aux méchants car la paix sociale est à ce prix. Sagesse ou lâcheté ? Là encore, Molière nous laisse le choix de juger, en dotant Philinte de très belles argumentations, qui nous feraient changer d’avis alors même que, deux vers plus tôt, nous étions pleinement d’accord avec Alceste… La scène d’exposition du Misanthrope est d’ailleurs à ce titre l’un des plus beaux exemples de joute oratoire sur les planchse. Elle donne surtout au théâtre ce pouvoir merveilleux de nous faire entendre les choses, de déplier devant nous la complexité du monde et de nous laisser libres d’y réfléchir.
Véronique Sternberg
Maître de conférences en littérature & théâtre

Le Misanthrope, 1666

ALCESTE
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
je veux qu’on me distingue ; et pour le trancher net,

                                     Le Misanthrope, I, 1, v. 41-64.

[…]

PHILINTE
Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
A force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heure trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veux aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde
Que vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
e prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font ;
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

                                      Le Misanthrope, I, 1, v. 145-166.

Pour aller plus loin…

Pour continuer la lecture de la pièce dans une édition de poche qui réunit les trois pièces pivot dont nous venons de parler :

• Le Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope, édition critique de Georges Couton, Paris, Gallimard, collection « Folio classique » n°332 (avec des notices explicatives qui reprennent son édition des œuvres complètes de Molière dans la collection de La Pléiade).

Pour entrer dans les profondeurs de la pièce et plus largement de l’œuvre inépuisable de Molière, guidés par des premiers de cordée :

• Dandrey, Patrick (ouvrage collectif sous la direction de), Molière/Trois comédies morales, Paris, éd. Klincksieck, 1999.

• Guicharnaud, Jacques, Molière, une aventure théâtrale, Paris, éd. Gallimard, 1963.

• Jasinski, René, Molière et Le Misanthrope, Paris, Nizet, 1951, rééd. 1972.