Comédien, régisseur, metteur en scène, directeur de salle… Louis Jouvet est une figure essentielle de la “rénovation théâtrale” commencée au début du XXe siècle par Jacques Copeau, Firmin Gémier ou Constantin Stanislavski. Tous partagent une réflexion exigeante sur le théâtre, qui ne doit plus céder à la facilité de la “scène à faire” ou du cabotinage – une dérive liée au développement du théâtre de boulevard à la fin du XIXe siècle. Mais Jouvet est également resté célèbre pour son enseignement au conservatoire, exigeant et inspirant pour des générations de comédiens.
Dans ce texte, il éclaire le rapport intime du comédien au texte, la recherche d’une évidence qui seule donnera vie à la pièce de façon juste.
Véronique Sternberg
Maître de conférences en littérature & théâtre
Témoignages sur le théâtre, 1952
Tout chef-d’œuvre commence à la pièce. Il n’est ni en deçà ni au delà.
Lorsque, dans le comportement physique qu’elles lui inspirent, le comédien dit ses répliques, selon le ton ou l’humeur qu’il met à les dire, une vie étrange, mystérieuse et chaque fois nouvelle se propage.
Toute vie dramatique commence à partir de cette pratique, de cet exercice chaque jour accompli dans le dénuement de la scène vide. Tout débute par l’incantation verbale des répliques. Tout débute par ces répétitions où les comédiens s’exercent à échanger leurs réparties, à s’entretenir, à s’entendre dans les propos des personnages. Tout part, tout jaillit de cet efforcement où ils cherchent l’élan nécessaire pour parer ou pour dire, pour adresser ou invoquer, et délivrer l’action imaginaire de la pièce par la stimulation et l’imitation.
Tout commence par ce texte que, sous l’égide des personnages, les comédiens disent d’abord pour leur propre compte et dont la prolifération et le sens résultent d’un état physique rigoureux.
Tout commence par une exigence respiratoire, une disposition nerveuse, une tension sanguine, où le corps est impliqué et concerné, où l’être entier de l’acteur doit organiser et loger en lui le texte et ses répliques afin de pouvoir en organiser, ensuite, la prononciation et l’offrande.
Tout commence par cette ingestion, cette impression en soi, cette appréhension mécanique concordante de gestes, de sons, de mots, qu’il faut restituer au plus près de leur sonorité pour l’expression dramatique.
Il n’y a place dans un tel travail pour aucune idée, aucune conception. Rien, absolument, ne peut s’introduire dans cette opération, rien ne peut s’immiscer entre le texte et sa délivrance sans fausser ou dévoyer immédiatement le rôle de l’interprète, son mécanisme et son jeu.
Une seule chose importe, dans cette opération et cet exercice, c’est ce moment, c’est ce point d’effusion, où les paroles avec aisance et sécurité montent aux lèvres du comédien et lui éprouver à son tour les sensations et les sentiments que le poète a lui-même vécus en écrivant les phrases de son texte.
Tout le reste est littérature.
Jouvet, Témoignages sur le théâtre, 1952
Pour aller plus loin…
Le texte est ré-édité en édition moderne :
Jouvet, Louis, Témoignages sur le théâtre, [édition originale 1952], Flammarion 2002